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Marcher devient le moyen privilégié pour écouter le monde, y prêter attention,

parce que se déplacer est aussi une façon de se mettre à entendre.

Therry Davila, Marcher, créer. Regard, 2002.

Au départ il y a un pas, puis un autre et encore un autre, qui tels des battements sur la peau d'un tambour s'additionnent pour composer un rythme, le rythme de la marche. Rien de plus évident, rien de plus obscur aussi que ce déplacement qui s'égare si facilement

dans la religion, la philosophie, le paysage, l'aménagement du territoire,

l'anatomie, l'allégorie, le désespoir.

Rebecca Solnit, L'art de marcher, Actes Sud, 2002.

Marcher et photographier

Beaucoup de mes projets sont associés à la pratique de la marche. Avec sa lenteur inhérente et son dépouillement, elle est pour moi le parfait moyen d'explorer le monde proche ou lointain. Ainsi mon tout premier projet artistique, Tro Breiz (1993), a consisté en une marche de quarante-deux jours et près de 700 kilomètres pour faire le tour de la Bretagne, sur les traces alors oubliées d'un pèlerinage médiéval. J'avais dans mon sac à dos une chambre de moyen format Mamiya Press 6x7, dont le poids et la complexité d'opération m'ont très vite fait réaliser la difficulté qu'il y a à vouloir concilier la marche (un mouvement) avec la photographie (un arrêt). Chaque image, pour sa réalisation, nécessitait en effet de s'arrêter, de mettre à terre le lourd sac à dos, de déballer le matériel, de mettre l'ensemble sur pied, de cadrer avec un verre dépoli puis de mettre en place le dos qui contient le film... bref, tout une série de gestes qui font sortir le marcheur de sa marche. Pour faire une image, on y pense donc à deux fois.

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De la série Tro Breiz, 1993. Un tour de Bretagne à pied, de près de 700 km.

Il survient en effet dans la marche un moment indéfini que tout marcheur connaît et recherche, celui où l'esprit semble se détacher, où les pensées peuvent librement vagabonder tandis que le corps enchaîne les pas un à un, autonome comme une machine que l'on a programmée. Il me semble même que cet instant ne se révèle que lorsqu'il cesse, quand le marcheur interrompt son mouvement et se réveille, en quelque sorte. Ce moment de détachement est l'état bienheureux du marcheur, un état de grande liberté, très favorable à l'émergence de nouvelles idées. De Kant à Nietzsche en passant par Thoreau, il n'y a rien d'étonnant à ce que de nombreux philosophes, avec chacun son rituel, aient instauré la pratique de la marche en véritable méthode de travail. Ce détachement du corps et de l'esprit n'empêche cependant pas le marcheur d'être pleinement présent dans le lieu qu'il traverse - mais ici son rapport à la géographie prend une forme nouvelle: il s'y intègre pleinement, il développe avec lui une forme de symbiose.

Dans son livre Marcher, une philosophie, Frédéric Gros écrit ainsi, parlant des longues marches en montagne de Nietzsche : « Il y a toujours, pour qui a marché longtemps afin de parvenir au détour du chemin à une contemplation recherchée, quand elle vous est donnée, une vibration du paysage. Elle se répète dans le corps du marcheur. L'accord des deux présences, comme deux cordes qui consonnent, vibrent et se nourrissent chacune de la vibration de l'autre, c'est comme une relance indéfinie.» (Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Champs Essais, 2011).

Contrairement au philosophe, si le photographe trouve dans la marche une méthode efficace pour pénétrer le monde qui l'entoure, s'y immerger pleinement avec lenteur et discrétion, il ne peut cependant pas pour autant laisser pleinement aller ses pensées là où bon leur semble : il a, tout de même, un travail à faire ! Il lui faut surveiller les points de vue, les lumières, pratiquer l'exercice de son regard. Cela exige de lui concentration et vigilance - une acuité de presque tous ses sens qui constituera fatalement un obstacle à la flânerie.

 

Mes expériences de longues marches au loin accompagnées d'une intention photographique ont ainsi toujours été marquées par la contrainte. Quand je suis parti pour une marche de huit jours à travers la chaîne de l'Anti-Atlas marocain (Siroua, 2008), je savais que je ne ferais probablement qu'une seule fois ce trajet dans ma vie, et que je n'aurais donc pas beaucoup de marge d'erreur. Pour en ramener une série d'images cohérente, il fallait veiller à empêcher l'esprit de vagabonder – car s'il le faisait, je savais très bien que je pourrais alors marcher pendant des heures, gagné par la béatitude, oubliant complètement de faire des images !

Marcher ou faire des images: faut-il choisir ?

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De la série Siroua, 2007. Une traversée de l'Anti-Atlas, Maroc.

Voyager à sa porte: Fatima

"Qu'irais-je faire ailleurs alors que je ne connais pas tous les cailloux de ma commune ?"

Rodolphe Christin, citant son grand-père,

L'Usure du monde. Critique de la déraison touristique, L'Échappée, 2014.

Le choix de travailler le plus souvent possible dans des espaces à proximité de mon domicile s'est donc imposé comme la solution idéale pour résoudre des problèmes d'ordre pratique: ici, j'ai la possibilité de prendre tout mon temps, de revenir encore et encore sur un même lieu, de réfléchir aux images passées et à celles à venir. Bref: de m'offrir le plaisir et le luxe de la lenteur. Mais il s'agit également d'un engagement artistique : je crois que le fait de travailler dans un espace qui nous est familier demande davantage d'effort et de remise en question que de réaliser un projet dans un lieu qui nous est étranger, là où nous bénéficions d'un effet de décalage et où tout semble neuf à nos yeux. En choisissant le domestique, rien ne nous étonne plus ou presque; il faut chercher à revenir à l'essentiel, puisque se pose inévitablement la question : « qu'y a-t-il vraiment à voir, ici ? ».

 

Le projet Fatima (2017) avait ainsi pour objet un espace, celui de la rue en cul-de-sac où je vivais à cette époque: le Chemin de la grève Fatima à Trois-Pistoles, bordé par le fleuve Saint-Laurent. Il m'a d'emblée semblé évident que je ne souhaitai pas documenter ce lieu au sens classique, mais que mon approche consisterait plutôt à aborder l'espace comme étant le fruit d'une accumulation de phénomènes. Ces phénomènes sont ordinaires, ou extra ordinaires ; ils ont une durée de vie longue, ou courte. Si certains peuvent nous sembler permanents (un affleurement rocheux), à l'échelle géologique ils sont tous transitoires : tout est apparu à un moment donné, et par un enchaînement de circonstances tout disparaîtra le temps venu. Une aurore boréale par-dessus le fleuve ou le cadavre blanc éclatant d'un béluga échoué sous le soleil d'un matin de septembre sont quant à eux des phénomènes brefs, mais suffisamment puissants visuellement pour transformer le paysage le temps que dure leur apparition.

J'ai pratiqué cet espace en marchant quotidiennement les cinq kilomètres aller-retour, pendant deux années, en m'efforçant de toujours rester ouvert à tous ces petits et grands phénomènes qui font le paysage. On trouve parfois des choses à regarder, puis à photographier, et si ce n'est pas le cas, on reviendra demain. J'estime qu'environ la moitié des images de ce travail sont préméditées, c'est-à-dire que je suis allé fabriquer des images préalablement imaginées au fil de mes observations quotidiennes. À l'inverse, l'autre moitié des photographies de ce recueil sont les fruits de hasards provoqués.

Joie de mars: courir les grèves retrouvées.

Simplifier le geste artistique: Hamish Fulton

L'artiste conceptuel britannique Hamish Fulton a concentré sa recherche sur l'expérience même de la marche. Il énonce ainsi :

 

No walk, no work.

 

La marche n'est plus le moyen de produire une œuvre artistique, elle est l'objet même du travail, prenant ainsi une dimension performative. Mais comment rendre compte d'une randonnée solitaire de quatorze jours en Islande ? Parce qu'il est difficile de faire rivaliser un objet avec une expérience, Fulton a choisi de livrer des compte-rendu minimalistes et factuels de ses marches, contenant des informations de base (nombre de jours, trajet, météo parfois, et date). Ce sont des points d'ancrage, à partir desquels le spectateur devient libre d'imaginer et de recréer sa propre expérience.

 

Au mieux, Fulton nous livre une simple photographie en noir et blanc issue de sa marche, généralement un rocher (« boulder »), en guise de bref aperçu de l'espace traversé. Sinon, il se contente d'un texte inscrit sur un mur de la galerie. L'oeuvre demeure la performance (l'acte même de marcher) et l'expérience personnelle et privée que l'artiste a fait de l'espace marché. L'objet présenté, qu'il soit photographique ou graphique, est relayé au rôle de témoignage dont la fonction est d'activer notre propre imaginaire.

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Hamish Fulton, Boulder, 2012

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Hamish Fulton, vue d'installation, 2009

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